Interview de Bernard Tétu

Bernard Tétu dirige le Stabat Mater de Dvořák

Les 18 et 19 décembre le Stabat Mater de Dvořák sera interprété sous votre direction ; comment est né ce projet de concerts ?
Depuis de nombreuses années j’ai établi une collaboration avec le Conservatoire National Supérieur de Musique de Lyon (CNSM) où j’ai enseigné pendant 30 ans. S’est tissée entre le Conservatoire à Rayonnement Régional de Lyon (CRR) et le Chœur d’Oratorio que j’ai créé il y a quarante ans une collaboration régulière. Si je me souviens bien, nous avions donné la Grande Symphonie en ré de César Franck ainsi que les Sept paroles du Christ en croix du même compositeur ; il y a plus longtemps encore, j’avais proposé une lecture d’une Passion selon Saint Marc de Bach, qui avait été restituée avec quelques
incertitudes mais que nous avions donnée avec l’orchestre du conservatoire.
J’ai fait d’autres choses avec le conserva-toire. Notamment, il y a quelques années, j’ai dirigé à la demande d’Alain Jacquon, son directeur, un programme hongrois un peu rare, avec les danses de Bartók avec orchestre et aussi les Psalmus hungaricus de Kodály avec orchestre et chœurs. C’était un beau programme, difficile mais intéressant. Nous avions décidé de travailler ensemble régulièrement. Ainsi, je dirige au CRR une master class de direction de chœur, chaque année, lors de l’académie d’été. Ce qui est intéressant, car un sujet qui me préoccupe, notamment au CNSM, c’est de former des gens qui peuvent s’occuper à la fois d’amateurs et de professionnels.


Dans le Stabat Mater de Dvořák,
la dignité tient la douleur à distance.

Le lien entre pratique amateur et pratique professionnelle a toujours été important pour vous.
L’orchestre qui va jouer en décembre est aussi dans cette catégorie mixte avec des personnes qui sont ou seront de très bons amateurs, et d’autres qui entrent déjà dans la catégorie professionnelle. Ce travail m’intéresse beaucoup car il faut donner aux amateurs le niveau d’exigence le plus grand possible. Ce n’est pas parce qu’on est amateur qu’on n’a pas de fortes exigences musicales et si l’on est professionnel, il y a des réflexes à avoir, un métier, une culture à acquérir. Pour ces concerts ce sont les professeurs du conservatoire qui choisissent les solistes de l’orchestre. Pour le chœur, j’ai proposé une réunion de quatre ensembles : le Chœur d’Oratorio de Lyon (COL) dirigé par Catherine Molmerret, parce que c’est pour cet ensemble une tradition de travailler avec le conservatoire. Le chœur de jeunes du conservatoire, dirigé par Xavier Olagne, chœur que j’ai invité pendant cinq ans aux Voix du Prieuré, festival que j’avais créé au Bourget-du-Lac. J’ai entendu ce chœur faire des progrès énormes, et j’ai grand plaisir à les retrouver durant ces concerts. Le chœur de l’Ecole Nationale de Musique de Villeurbanne (ENM) dirigé par Leslie Peeters, cheffe qui a été mon élève au CNSM. Je l’avais entendue diriger il n’y a pas très longtemps et je me suis dit que ce serait agréable que nous nous retrouvions car elle réalise un superbe travail. Enfin il y a le petit ensemble de Laurent Jullien de Pommerol qui nous accueille à l’église Sainte-Elisabeth, Laurent a été aussi mon élève pendant plusieurs années et c’est donc agréable d’être réunis puisqu’il dirige lui-même le chœur Vox Laudis qu’il a créé avec Guy Lathuraz. Ces concerts sont l’opportunité de retrouvailles avec d’anciens élèves et d’entretenir notre complicité.
Quelle version du Stabat Mater avez-vous choisie ?
La version initiale est une version pour piano, qu’il a dirigée à la mort de sa fille. C’est une version plus courte qui a été redécouverte il y a quelques années. J’ai eu l’occasion de la donner à plusieurs occasions, avec piano. Mais Dvořák a eu la douleur de perdre ses deux autres enfants et il a fait une version orchestrée. C’est cette version que nous allons interpréter : version complète du Stabat avec chœur, orchestre et quatre solistes. Une version un peu plus longue, environ une heure vingt de musique.

Qui interprète les parties solistes ?
Ces concerts sont une excellente occasion de retrouver des chanteurs solistes que j’apprécie. Nous aurons Marion Tassou, soprano qui s’est formée au CNSM [remplacée par Charlotte Dellion] ; Gaëlle Mallada, chanteuse lyrique avec qui j’ai donné des concerts cet été - très belle voix, très engagée, très expressive.
Egalement Rémy Poulakis, un ténor lyonnais, très bon musicien, très bon chanteur et très bon accordéoniste, et une basse que j’ai découverte cet été, Sylvain Muster, qui est une grande basse lyrique. Il est vrai que dans cet ouvrage la basse a une partie développée et un peu exceptionnelle.

Lorsque vous dirigez le Stabat Mater de Dvořák, qu’est-ce qui oriente vos choix interprétatifs ?
Ce qui est central pour moi, c’est que le poème du Stabat Mater met en évidence la dignité de cette femme qui est au pied de la croix, et bien qu’elle soit la mère du supplicié, elle reste debout et supporte la douleur. Donc il y a une énorme, impressionnante dignité, et une façon de tenir la douleur à distance. Pour moi ce n’est pas fortuit que l’œuvre, dans sa dernière version, se termine par un Alléluia, car la catharsis qu’Aristote vouait aux arts 
en disant que l’art permet de nous exprimer mais aussi de nous libérer de notre vie humaine, est pour moi absolument évidente dans la composition cette œuvre, notamment quand on entend le motif initial de la partie introductive qui est repris dans le dernier numéro de la partition. Cependant, au lieu d’être dans la douleur, l’élégie, dans la violence de cette mort, on termine par un Amen très jubilatoire qui pourrait être un Alléluia.

On a l’impression que Dvořák dans sa propre vie, dans son propre drame, s’est libéré de la douleur. C’est une espèce de va-et-vient entre la douleur, la souffrance et la compassion. Tout au long de l’œuvre, on chante la douleur, mais aussi la tendresse, l’amour. On chante beaucoup de sentiments. C’est ce qui est formidable avec la voix chantée qui peut transcrire tellement de choses. C’est une occasion magnifique !
Vous semblez avoir une affection particulière pour cette œuvre, je me trompe ?
C’est une œuvre que j’aime beaucoup parce que toutes les voix et tous les instruments sont respectés et chantent. Nous avons de magnifiques compositeurs qui ont fait des œuvres extraordinaires, mais dans certaines œuvres de Mozart, admirables, de temps en temps les parties d’Altos sont difficiles et ingrates parce qu’elles ont une fonction harmonique mais pas toujours mélodique. Ici on a tout le temps une grande variété expressive. Et ce qui me touche aussi c’est que l’œuvre est encore de jeunesse et l’on sent l’héritage populaire de Dvořák. Ainsi, l’œuvre nous parle très directement, elle ne fait pas référence à des codes musicaux d’écriture. Une des compositions qui a fait connaître Dvořák, ce sont les Duos moraves. Ce sont des pièces pour deux voix qui sont dans la veine populaire ; mais il semble que du temps de Dvořák, elles ont été très vite assimilées par les chanteurs et les musiciens et l’on ne savait plus s’il s’agissait de chansons populaires ou de chansons inventées. Avec les Duos moraves, on a une perméabilité complète entre la création et la tradition. Dans le Stabat Mater, ce qui me touche c’est que c’est une œuvre très construite, très travaillée et en même temps il y a une grande spontanéité, un grand naturel.

Pour un chef qu’est-ce qui est délicat, difficile à diriger dans l’œuvre ?
Ce qui est difficile c’est qu’il y a une grande densité d’événements. Je pense au fait qu’il y a un grand chœur - pour les concerts nous avons 150 choristes, ce qui n’est pas inutile car il faut du son - nous avons un orchestre, très riche lui aussi, et puis le quatuor vocal avec des écritures superposées. Chacun des intervenants a des choses intéressantes à dire, comment arriver à les faire entendre ? Comment passer la parole à chacun ? Il faut qu’il y ait une unité, mais comment profiter de cette profusion de musique ? Comment faire avec la richesse de cette partition pour que les gens qui entendent l’œuvre pour la première fois en profitent pleinement ?

Ce Stabat Mater a-t-il des résonances avec d’autres œuvres ?
Oui, il est intéressant, alors que l’on fêtera prochainement les quarante ans du Chœur d’Oratorio, de penser que le Stabat Mater de Poulenc qui a été enregistré avec certains chanteurs du COL et l’orchestre de Lyon (1984) utilise le même texte. Il y a de même chez Poulenc cette sorte de mise à distance de la douleur ; certaines phrases musicales sont presque dérisoires, proches de l’humour. Le compositeur semble tenir la douleur et la religion à distance. Poulenc s’est nommé lui-même le « moine voyou » ; une partie de lui est attirée par le sacré et puis en même temps, il y a des moments un peu vulgaires ; et moi, ce que j’aime bien dans la musique, c’est réunir tout ça. En répétition j’ai plaisir à ne pas me censurer. Quand on touche à de grandes émotions, à la frontière du sacré, j’aime qu’en même temps, on ait la relation à la terre, qu’on ait l’humour. Pour moi, la musique vocale permet d’avoir dans de grandes œuvres une synthèse de toutes ces émotions. Quand je dis aux sopranos en répétition que telle petite croche est un peu vulgaire, ça me plait que dans une œuvre comme celle-ci, Dvořák ait cédé à la facilité.
Vous suivez le travail de préparation des chœurs, notamment vous êtes venu diriger une des répétitions du COL, étiez-vous satisfait ?
J’étais très content de la première répétition de cette œuvre que j’ai dirigée avec le Chœur d’Oratorio. J’ai trouvé que la préparation était très bien faite, je ne m’inquiétais pas car j’ai une vraie complicité et une confiance dans la qualité du travail de Catherine Molmerret.  Il y a une véritable entente artistique entre nous mais aussi avec le groupe de choristes. Il était important que dans l’ensemble global que constitue la réunion de quatre chœurs, il y ait un groupe de chanteurs solides. Pour moi le Chœur d’Oratorio de Lyon a une fonction de leader dans cette œuvre. C’est un ensemble qui travaille depuis longtemps, ce qui me permet d’aller assez vite dans les répétitions avec l’ensemble du grand chœur parce que je sais qu’il y a déjà un noyau de choristes qui connait bien la partition, cela permet de mettre du liant avec les autres ensembles et de conforter la confiance de tous.
Interview réalisée lors du week-end de répétition des 16 et 17 novembre 2019. Propos recueillis par Pierre Magnard et Frédéric Violay.
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